Entre malades chroniques 

 

homme qui écrit sur une table avec un stylo

La solitude devient insupportable. J’ai l’impression que le niveau de risque ne va jamais baisser et que, sans politique de santé publique, je resterai confinée toute ma vie. Le gouvernement continue la désinformation. Encore cet été, comme en 2020, il déclare le « retour à la normale » et « la fin de la pandémie » en même temps que Delta se propage. Ce variant est deux fois plus contagieux que la souche originelle et 40% à 60 % plus contagieux qu’Alpha. Sans surveillance des variants en France, on ne peut pas voir que Delta grandit en même temps qu’Alpha diminue et qu’il y a donc une nouvelle vague qui arrive.

 

Si j’étais confinée avec quelqu’un, ce serait déjà un peu moins déshumanisant. J’aimerais tellement trouver un mec covid-safe sur les applis. Je cherche des indices dans leur description et leurs photos mais il y a trop de globe-trotteurs, de fêtards et de personnes qui ont des pratiques à risque. Depuis mi-juin 2021, il y a deux mois et demi, avec la réouverture des bars et des restos (en intérieur, sans ventilation, ni capteur de CO2, ni purificateurs, ni masques), la circulation du virus s’est accélérée et je les imagine bien, tous respirant les miasmes les uns des autres. C’est fatiguant de chercher ce licorne qui prend soin de lui. Il y a juste parfois l’option « vacciné » dans leur profil qui me redonne de l’espoir. 

 

Après des heures sur l’appli, je trouve un beau sourire accompagné de cette description : « une bière, un peu de musique, une bonne discussion ou un bon film, ça me suffit pour me sentir bien ». Il est écrivain et aime le réalisme magique. Nous parlons de nos processus de création et d’écriture. Il répond à mes messages par de longs paragraphes, de longues phrases et des détails. L’écriture en solitaire semble occuper la plupart de son temps. Il est vacciné avec ses deux doses, n’évoque ni les bars, ni les restos, ni les fêtes, ni les voyages, ni le « retour à la normale », et ça me plait. 

 

Au bout de 3 jours, je veux le rencontrer mais il me propose d’aller manger un gâteau dans sa pâtisserie préférée. 

Par message vocal, en rigolant, je lui confie : « J’espère ne pas te décevoir, mais je suis intolérante au gluten. » 

Avec sa voix grave de baryton, rassurante et amusée, il fanfaronne : « J’espère ne pas te décevoir, mais j’ai des douleurs chroniques. »

Épatée, je me vante : « J’espère ne pas te décevoir, mais moi aussi. » 

 

Selon mes calculs biaisés par l’espoir ou le désespoir : « douleurs chroniques » = « malade chronique » = « il fait attention au covid ». Peut-être qu’il est mon malade chronique à moi ?

 

Surexcitée, je lui propose de faire une balade en extérieur pour profiter des derniers jours d’août. On se rejoint sur le pont des arts, à côté des quelques cadenas d’amour restant. Visiblement il y a encore des gens accrochés à l’amour en 2021. Nico me relate sa dernière nouvelle et je lui résume les recherches sur le Covid long. Il m’écoute avec les yeux écarquillés alors que j’évoque à peine la fatigue, l’essoufflement et les dommages cérébraux. Ses yeux sont tellement grands ouverts que j’arrête mon énumération des 200 symptômes : je ne sais pas s’il a peur du covid ou de moi. Il reste en silence quelques secondes et soupire de soulagement, en me remerciant pour les informations et ajoute « c’est bien, ça me change de ma famille qui dit tout le temps que ce n’est qu’une grippette ». Je commence à l’aimer. 

 

On marche sur les quais de Seine et on s’assoit devant le musée d’Orsay lorsque nos douleurs nous en rappellent le besoin. On discute de la complexité des études en langues étrangères et de l’absence de pédagogie, des problèmes administratifs du titre de séjour, de la sécurité sociale, des difficultés de trouver un bon médecin, et, même si on a vécu dans des pays différents, nos histoires sont très similaires. Lui aussi, il a été malade chronique dans un pays étranger et a dû naviguer dans un système de santé inconnu. On se comprend, je suis captivée par nos discussions, c’est fluide entre nous et c’est réconfortant. 

 

Depuis son retour, il est à nouveau noyé dans des problèmes administratifs. Il passe beaucoup de temps à chercher un boulot parce que l’écriture ne lui permet pas de gagner sa vie. Or, avant, il doit faire des démarches pour obtenir un statut avec lequel, éventuellement, il trouverait plus facilement un emploi. En silence, je lui accorde toute mon attention. Il détourne le regard et triture la manche de son pull, en bredouillant qu’il est sceptique et craintif, parce que ce statut pourrait entraîner des discriminations. Aussitôt, je m’extasie : « la  RQTH ? Moi je l’ai ! ». Libéré, il éclate de rire en hochant la tête. Jusqu’au coucher de soleil, on s’envoûte en discutant du dossier de la MDPH et des aides sociales. Je sens qu’on est fait l’un pour l’autre.

 

Tard la nuit, le froid et les horaires des transports nous obligent à nous quitter. Sur le chemin vers le RER, au détour d’une phrase, il me prévient qu’il ne sortira plus jamais avec des femmes déjà en couple. Si on en est là à se mettre en garde, moi j’ai envie de lui dire que je ne sors pas avec des gens qui ne portent pas des masques hermétiques. Mais finalement, je ne dis rien. C’est peut-être un peu trop tôt pour parler de vrais FFP2. J’espère qu’il ne chopera pas le Covid d’ici là. On longe les quais, on traverse la Seine, on flâne dans les rues et, devant la gare, je le regarde avec stupéfaction mettre son masque chirurgical mal ajusté, pendant qu’il me raconte que des hérissons viennent dans son jardin le soir. Ce masque presque déchiré confirme ma crainte ultime : il ne sait pas que le virus est aéroporté et, en tant que malade chronique, ne sait donc pas comment se protéger. En espérant qu’une bonne éducation sur le covid le fera bientôt mettre un FFP2, je lui demande de m’envoyer une photo des hérissons quand il sera rentré pour lui montrer qu’il m’intéresse… enfin potentiellement. 

 

A deux heures du matin, je reçois la photo. Le lendemain, je lui montre la vue de mon balcon et on continue de s’échanger des images de notre lieu d’habitation, de notre entourage et d’éléments de notre chambre en se racontant les histoires qui y sont liées. Il me montre la perruque qu’il a utilisée pendant une tournée avec sa troupe de théâtre, qu’il a accrochée sur son mur. Ça déclenche une alarme dans mon cortex frontal. Quoi, du théâtre ? certainement dans un espace fermé sans masque ? avec des centaines de spectateurs sans masque ? des répétitions régulières sans masque ? Au bout de quelques secondes de panique, il ajoute : « mais bon, c’était il y a dix ans, j’en fais plus maintenant. ». Ça me soulage, l’écriture en solo reste pour l’instant son activité prioritaire.  

 

Ce coup de stress m’oblige tout de suite à prendre le temps de lui expliquer le fonctionnement des FFP2. Pour être totalement claire, je lui écris qu’un FFP2 avec des élastiques autour de la tête c’est le moyen le plus efficace de se protéger contre les maladies aéroportées. Étonné, il me remercie en me disant qu’il transmettra cette information incontournable à son entourage et qu’il en achètera dès que possible. Ça me rassure puisque si j’envisage de construire quoi que ce soit avec lui, il faudrait vraiment qu’il intègre tout un éventail de connaissances sur le SARS-CoV-2 et des pratiques de protection, en commençant par le port d’un bon masque. 

 

Une semaine plus tard, au belvédère des Buttes Chaumont, il arrive avec un soi-disant FFP2 à contours d’oreilles, qu’il enlève en roucoulant et en accentuant sa voix grave : « t’as vu comme je suis beau avec mon super FFP2 ? J’ai l’impression d’être habillé en costume, tellement c’était cher ». Pétrifiée, derrière mon 3M AURA 9205, je mordille mes lèvres, traversée par des sentiments divers. La joie de voir qu’il m’a écoutée, qu’il a fait l’effort d’acheter le masque et qu’il a envie de se protéger se mélange avec de la déception et de la tristesse parce qu’on lui a vendu un faux FFP2. Je ris doucement, sans savoir quoi dire ni comment réagir. Face à mon silence, il enchaîne en se pavanant : « Pour que ce soit plus rentable, je vais en acheter plusieurs boîtes ». Son commentaire me glace le sang et je suis contrainte de le stopper. 

 

En dissimulant mon inquiétude, je bégaie : « Tu, tu, tu vas les acheter quand ? 

« Ce soir », affirme-t-il avec une voix ferme et déterminée.

Timidement, je lui propose : « Et tu voudrais que je te donne le lien du site où j’achète mes masques, qui sont un tout petit peu plus performants que le tien? » 

Il se décontenance : « Ah ouais ? Comment ça ? »

« En fait, ce qui fait un FFP2, c’est la fermeture hermétique et ça, ça n’est possible qu’avec des attaches péricrâniennes, comme le mien, sinon l’air non filtré passe par les espaces entre ton visage et le masque. Sauf que c’est encore un tout petit peu plus cher que celui que tu as acheté ».

Il fronce les sourcils et tape sa jambe de sa main : « Ah mince, donc se protéger c’est aussi une question de classe ».

« Oui, les inégalités sociales de santé sont une question de classe et c’est pour ça que Macron devrait donner des vrais FFP2 gratuits. Mais en attendant, si tu veux, on peut aller chez moi, pour que tu testes un de mes masques, voir si ça te convient. ».

 

Chez moi, il met un de mes 3M AURA et ça lui plaît parce que le masque ne touche pas sa bouche, qu’il doit faire moins d’efforts pour respirer et que c’est plus confortable pour parler. Pour bien positionner son masque, je l’aide à placer correctement les élastiques derrière sa tête. Son enthousiasme est tel que je lui en donne quelques-uns. Il me remercie et se dirige vers son sac, en souriant. Il sort un cahier et les met entre deux pages. Je m’assois sur le canapé en rêvant d’une vie avec lui. 

 

Il me rejoint et me précise qu’il se promène avec son cahier pour ne pas rater un moment d’inspiration. Il divise son processus d’écriture en deux phases : la création et la rédaction. La première est sur le cahier et la deuxième sur l’ordinateur. Il écrit à la main et fait des ratures pour garder la trace de sa pensée. J’adore l’entendre parler. Ma fréquence cardiaque s’accélère et je m’aventure à lui demander si je peux le caresser. Il accepte et je touche enfin ses doigts d’écrivain, pendant qu’il me parle de ses goûts littéraires. Je suis absorbée par ses phalanges et je n’écoute qu’à moitié. Un de ses auteurs préférés aime écrire sur son corps. Je m’exclame que j’adore cette sensation en lui donnant un stylo et en tendant mon bras. Un peu confus, il commence à dessiner des lettres sur moi et, avec un sourire timide, il rectifie que cet auteur aime inventer des histoires à propos de son corps, mais que lui, ça lui plait d’écrire sur ma peau. On enlève nos masques et on s’embrasse.

 

On reste allongé-es. Soudainement, pris par ses douleurs dans les jambes, il serre la mâchoire. Il me raconte que ça fait des années qu’il est en errance médicale, ni les médecins ni sa famille ne le croient. Il a même peu d’espoir pour ses examens de la semaine prochaine, il a peur que ce soit trop invasif et il doute de leur pertinence. J’insiste pour savoir ce que c’est, il finit par me dire avec une petite voix et un sourire embarrassé qu’il s’agit d’une colonoscopie. En le caressant avec mes mains, je le rassure en disant que j’en ai déjà fait une et qu’avec l’anesthésie, il ne va rien sentir. 

 

Lorsque ses douleurs se font moins vives, on continue à parler de nos façons de travailler. Pour moi tout se passe sur l’ordinateur, chez moi, en silence pour me concentrer et je danse quand je suis bloquée. Il me regarde ébahi et il lâche : «  t’arrives à te concentrer seule et en silence ? Moi, pas du tout ! Tous les jours, je dois aller dans des bars ou des restaurants, boire des cafés ou des bières, sentir qu’il y a plein de gens autour de moi et écouter leur brouhaha, c’est ça la seule manière d’écrire pour moi ».

 

Abasourdie, j’essaie de conserver les apparences. Sa seule manière d’écrire est d’être entouré de gens sans masque ? Comment j’ai pu enquêter aussi mal ? A quel moment j’ai décidé qu’il écrivait en solitaire ? Comment peut-il se mettre à ce point-là en danger ? Sa voix grave continue de résonner dans les os de mon corps : « Je fais au moins un micro ouvert par semaine pour lire mes textes à voix haute et avoir des retours pour les retravailler ». Terrorisée, tous les mots qu’il me dit se transforment en image de « covid », « covid », « covid ».  

 

En contenant ma respiration, je balbutie : « Sans masque ? »  

« Et bah oui, on ne peut pas boire un café avec un masque, et puis le micro-ouvert c’est évidemment sans masque aussi. Les gens doivent voir mes expressions et je dois voir les leurs. C’est normal, y a d’autres activités qu’on peut pas faire avec le masque. Quand je vais chez le barbier, c’est sans masque, quand je vais chez le coiffeur aussi, et quand je fais du sport. » 

 

Ses mots semblent ralentis, sa bouche émet des milliers de postillons avec chaque consonne, des microgouttelettes envahissent tout mon appartement et j’asphyxie dans un nuage de particules virales. Ça fait combien de temps que je respire l’air qui a déjà été dans ses poumons ? Est-ce que s’il part tout de suite c’est moins risqué ? 

 

Comment calculer le risque que je cours ? Les recherches faites en Israël montrent que l’efficacité du vaccin baisse au bout de trois ou quatre mois. J’ai fait le mien il y a deux mois et trois semaines, donc je suis probablement encore un peu protégée, mais est-ce que c’est suffisant ? Ça doit faire moins de trois mois qu’il a fait son vaccin. Quel est le risque qu’il soit contaminé et qu’il me le transmette ? Avec la rentrée scolaire depuis deux semaines le virus circule encore plus. On est à plus de dix mille cas par jour, avec une moyenne glissante autour de huit mille… 

 

Je ne sais pas ce qui s’est passé le reste de la soirée, mais c’est la dernière fois que j’ai vu Nico. 

 

#DatingWhileHighRiskCovid19

 

Ecrit en novembre 2022.

Autrice du texte: Covid Virgin