Mon compagnon de confinement

quelqu'un regarde son ordinateur sur l'écran duquel est affiché le « Tu sais, on va nous confiner », bafouille Alex, avec un sourire forcé, en   traversant la porte.

  Je le regarde en silence, déconcertée, et il ajoute d’un ton lassé :

« Tiens, je t’ai ramené des truffes au chocolat de ma chocolaterie ».

 Je pose le pot sur la table. On s’assoit dans le canapé et, en me lançant un regard perçant, il répète :  « On va nous confiner ».

Il semble inquiet, a les traits tirés et des poches sous les yeux, et moi, pour le divertir, j’ironise :

« Mais non, t’inquiète, Manu est au théâtre avec Brigitte ! »

 Il ricane : « Macron est au théâtre mais il prépare le confinement depuis plus d’une semaine ».

 Je glousse : « Mais arrête, il a dit qu’il ne nous confinerait jamais. Ne te laisse pas avoir par les complotistes ! ».

D’un air grave, il martèle : « Si si, il va confiner la Cité Universitaire, parce qu’il croit que ça va commencer par les étudiants étrangers. Dans la restauration collective, on organise la logistique pour leur livrer la nourriture. Ça fait une semaine que je ne dors pas, parce qu’on travaille d’arrache-pied avant que le coronavirus explose. Je n’arrive même plus à m’occuper de ma boîte de chocolats »

Choquée, je reste bouche bée.

Il enchaîne : « Tu sais, le coronavirus circule déjà en France. Si je l’avais, je pourrais te contaminer… Ça va être une catastrophe. J’ai déjà fait mes courses pour plusieurs semaines. J’ai acheté du sel et du poivre parce que sans ça, je meurs, et du papier toilette parce que si je ne peux pas me nettoyer, c’est une torture ».

Dès son départ, je préviens mon entourage, je fais les courses en ligne, j’arrête de prendre les transports en commun, j’achète un thermomètre et je commence à faire du télétravail. La phrase du chocolatier tourne dans ma tête sans arrêt : « Si j’ai le coronavirus, je pourrais te contaminer, si j’ai le coronavirus, je pourrais te contaminer… ». Trois jours après, le 17 mars, on nous confine pour 15 jours. J’ai suffisamment de nourriture pour tenir jusqu’à la fin de la pandémie, le 31 mars. On la fêtera avec Alex. Il faut juste aplatir la courbe et que 70% des gens l’attrapent pour que ça se finisse. J’espère seulement ne pas être parmi ces 70%. Je prends ma température matin et soir, et ma tension une fois par jour, je guette les moindres signes du covid dans mon corps, je fais des exercices de respiration pour augmenter ma capacité pulmonaire et je renifle bougies, vinaigre, poivre, café, dentifrice à chaque occasion. Tout va bien pour l’instant, enfin, je crois. Soit le chocolatier ne m’a pas contaminée, soit je suis asymptomatique.

J’ai une nouvelle routine enfermée chez moi. Je passe mes journées sur l’ordi, entre le travail, les vidéos de yoga et celles de cuisine et, à 20h, je scrute les annonces du gouvernement en cherchant des indices d’une fin de pandémie. Désemparée, je constate l’absence d’un traitement efficace et d’un moyen de protection car les masques sont soi-disant inutiles, sauf en cas de symptômes. Il y a de plus en plus de morts et les hôpitaux sont de plus en plus surchargés, malgré le confinement. Au contraire, Alex garde espoir et prépare un repas exquis avec des recettes qu’il a apprises à l’école de gastronomie pour nos retrouvailles lorsque ce sera fini, il m’en parle tous les jours. On s’échange des photos et on regarde des séries ensemble. On se raconte les histoires derrière nos posts Instagram : il est souvent avec ses ami-es dans des fêtes, des forêts, des voyages… Il est extraverti, participe à des concours de chocolaterie, adore les soupes et fait de l’escalade.

Mon quartier est vide, ma voisine et moi sommes les seules à applaudir aux fenêtres. Le chocolatier avec ses histoires et ses blagues me tient compagnie, et sans le vouloir, il occupe une place importante dans mon quotidien. On mange ensemble, on danse, il me montre ses chocolats et la nouvelle machine qu’il a achetée, et on imagine tout ce qu’on fera après. Malheureusement, Édouard Philippe et Macron prolongent le confinement encore et encore. Pour les plus optimistes, les vaccins arriveront dans 10 ans. Ça va être un carnage pour certain-es d’entre nous. Ces dernières semaines, le tri des patient-es m’a appris que, en tant que malade chronique, je ne serais pas prioritaire à l’hôpital, comme c’est le cas également pour les personnes âgées. On ne me donnera pas de respirateur, on me laissera suffoquer jusqu’à la mort. Je ne sais pas quel type de relation je pourrais avoir avec Alex dans ces conditions.

Après des semaines de désinformation, j’apprends grâce aux articles en physique des fluides et en chimie environnementale, que les masques protègent car le virus est aéroporté, et qu’il vaut mieux un FFP2 qu’un chirurgical ou qu’un en tissu. C’est un grand soulagement. J’en achète, en même temps qu’un oxymètre. La fin du confinement à Paris arrive le 11 mai, mais Macron n’a pas encore mis en place des mesures structurelles de protection comme ventilation, capteurs de CO2 et encore pire, il n’a même pas fait de la pédagogie. Des charlatans disent qu’il n’y aura pas une deuxième vague, mais les chercheurs avertissent qu’il y en aura plusieurs. Quel pourcentage de la population a déjà été infecté et combien de temps nous reste-t-il avant d’atteindre l’immunité collective avec les 70% ?

Mon compagnon de confinement commence à désespérer. Le télétravail est devenu pénible et lui laisse très peu de temps pour sa chocolaterie. Comme il est quelqu’un de très sociable, la solitude lui pèse énormément. Il veut absolument qu’on se voit, sauf que, sans traitement efficace, la seule manière de se protéger est de ne pas contracter ce virus, donc de ne pas respirer l’air des autres. Il cherche avec acharnement des solutions et me transmet des brochures pour limiter les risques : prendre une douche en amont et en aval, se laver les mains pendant les rapports, embrasser le moins possible, faire le ménage après, changer les draps et se protéger pendant le sexe oral. Il m’envoie même des images de positions « Covid-safe », qui permettent de garder 1m50 de distance entre les deux têtes et qui rendent compte de sa méconnaissance vis-à-vis de la transmission aéroportée du virus. Il n’empêche qu’on rigole beaucoup car certaines sont physiquement impossibles à faire. Si on était dans l’ancienne vie, le chocolatier et moi, on aurait fait un beau couple. Il est drôle, on s’amuse beaucoup et on partage le goût pour les mêmes activités. Enfin, celles que j’aimais avant la pandémie quoi : les voyages, les concerts, les fêtes, le ciné, le théâtre. Mais aujourd’hui, c’est ça qui nous sépare.

Alex n’a pas « peur du covid », il n‘admet pas qu’entre être asymptomatique et mourir, il y a tout un tas de séquelles possibles.

Il n’approuve pas que je reste confinée, même pour la fête de la musique, et pour me motiver à sortir, il me balance du validisme : « t’inquiète, mon ami médecin m’a dit que c’était pas grave, que ça tuait que les vieux et les malades, on peut faire la fête ». Cette affirmation, rassurante pour lui, est une sentence de mort pour moi. Comment peut-il considérer que certains décès sont acceptables ? Je ne le reconnais plus. Au début, il se souciait de sa santé et de celle des autres, maintenant il est comme toustes celleux qui s’en foutent de nous, les malades chroniques.

L’hiver arrive en force avec un nouveau variant nommé Alpha mais aussi avec les vaccins. On ne sait pas encore si cela arrêtera la propagation mais c’est un espoir : atteindre l’immunité collective plus rapidement, par vaccination et infection antérieure. Alex n’est plus mon compagnon du confinement comme au début. Il ne respecte plus les mesures de santé publique, ne veut pas se faire vacciner et ne « croit » pas au Covid long. Sa vie est tellement différente de la mienne. Maintenant qu’il a quitté son boulot pour se consacrer complètement à sa chocolaterie, il enchaîne les soirées, les restos, les bars. Enfin, respirer le CO2 des autres c’est son kiff… Aucun de ses espaces ni de ses activités n’est accessible pour moi. Je le déteste parfois. Il n’y a plus de soirées zoom, il n’y a rien, je me sens seule, abandonnée. Il trouve mes mesures de protection exagérées et veut juste coucher avec moi. Ce n’est plus possible de construire la relation que nous voulions.

Après plus d’un an d’enfermement, ma seule compagnie c’est les podcasts que je mets en boucle juste pour écouter des gens parler. Je m’ennuie, je m’agace, je suis en colère, putain je suis en colère. Pour les gens que j’appréciais, ma vie ne vaut plus rien. Sans mes ami-es, ni ma famille, ni mes loisirs, sans aucun bonheur… Je me sens disparaître. C’est une vie indigne d’être vécue. Emmurée, j’ai mal aux jambes, au dos, aux épaules. J’ai mal, j’ai mal partout. Je ne sais pas combien de temps je tiendrai cloîtrée. Les vaccins ne représentent plus la fin de mon isolement, ni l’espoir de mon déconfinement, ni ma libération. Ça ne protège pas à 100% contre la contagion ni la transmission, il y a des réinfections et le virus mute, impossible donc d’atteindre une quelconque immunité collective. Ça ne sera pas le retour à la normale après le vaccin, ça ne sera jamais le retour à la normale. Combien de temps peut-on vivre seule dans ces conditions ? Combien de temps JE peux vivre seule dans ces conditions ? Mon Dieu, pas beaucoup, je meurs. J’ai besoin du contact humain, je ne vais pas bien, j’ai besoin de sentir que j’existe, que j’existe pour quelqu’un. Au moins pour ce con de chocolatier.

Sans étonnement, il a chopé le covid. Après cela, il est encore pire. Il assure, par expérience, que c’est juste un rhume. Il insiste pour qu’on couche ensemble car, selon lui, il est immunisé et ne le rechopera jamais. Je sais que ce n’est pas vrai mais ce mec est la seule personne qu’il me reste dans ma vie. J’en ai marre des podcasts, des vidéos, des émissions, des livres, de la musique, rien ne m’amuse, rien ne me tient compagnie. Impossible de faire une même tâche pendant plus de 3 minutes, je tourne en rond, rien ne m’apaise, je pleure en permanence, je suis effondrée. La solitude est si étouffante que même un moment avec lui serait un soulagement. Je suis à bout, j’ai besoin de sentir que je suis plus qu’un corps malade fuyant la mort, je veux être désirée, sexualisée.

Fatiguée de pleurer, avec des sentiments contrariés et sans savoir ce que cette rencontre donnera, je lui propose de me rejoindre chez moi, même si c’est un grand risque. Est-ce que ça vaut la peine de mettre ma vie en danger ? De mourir ou de développer une maladie invalidante, de sombrer dans l’errance médicale du Covid long, de perdre mon emploi et de tomber dans la précarité économique pour un moment de plaisir ? Je me sens tellement mal que ce serait presque plus dangereux de ne pas le voir. Comment faire des calculs pour choisir entre ma santé physique et mentale ? Je ne peux plus réfléchir clairement, je ne sais pas si j’ai les éléments pour décider, je ne sais même pas s’ils existent. En tout cas, j’ai des anticorps, puisque, en tant que malade chronique, je suis déjà vaccinée avec deux doses, ce qui réduit le risque d’hospitalisation et, au moins un petit peu, de Covid long. De plus, les indicateurs épidémiologiques montrent qu’aujourd’hui, le 27 juin 2021, le niveau de circulation du variant Alpha est bas par rapport au pic du mois d’avril. On a une moyenne glissante de 1508 nouveaux cas et de 31 mort-es, comparé à 45 418 cas et 287 mort-es au mois d’avril. J’aimerais tellement être formée en statistiques, en maladies infectieuses, en Santé Publique, qu’il y ait des vraies enquêtes épidémiologiques en France et une surveillance des eaux usées. Enfin, j’aimerais qu’il y ait une politique de Santé Publique quoi… En l’absence de cela, il me reste à peine la précaire gestion individuelle des risques sans formation et sans données fiables. Pfff, je laisserai la fenêtre ouverte.

Alex est la dernière personne qui est venue ici avant le confinement et il sera la première à entrer depuis, un an et demi après. Au bout de trente minutes, il est devant ma porte, avec les mêmes truffes au chocolat qu’il a apportées en mars 2020. Mais nous, on n’est plus les mêmes. Avant qu’il dise quoi que ce soit, je l’embrasse. J’ai pas vraiment envie de l’entendre parler aujourd’hui. Je veux juste sentir que je ne suis pas que mes comorbidités sans subir ses commentaires validistes.

Je mets la musique à fond, on mange quelques truffes et je le pousse sur le lit. On s’embrasse, on se caresse, on est connecté-es, il est doux. Son souffle commence à s’agiter et je retrouve des sensations disparues depuis le premier confinement. Le contact avec sa peau, la tendresse, le calme, la joie. Quand soudain, il arrête, sans rien dire, il reste immobile sur moi, m’écrasant avec son mètre 80 et ses 80kg. Déconcertée, je demande « tu as joui ? », il dit, comme allant de soi, « oui, pas toi ? », je réponds « non ».

Il s’assoit dans le lit, sans me calculer, et me submerge de ses problèmes d’auto-entrepreneur. Il se plaint de la fatigue, du manque de temps, des impôts, de sa tempéreuse qu’il n’arrive pas à rembourser et du fait que sa chocolaterie va forcément couler dans un an.

Ça ne méritait pas de risquer ma vie pour ça…

Je le hais.

#DatingWhileHighRiskCovid19

Ecrit en novembre 2022.

Autrice du texte: Covid Virgin